À la périphérie de Gosnay, petit village enclavé entre Béthune et Bruay-la-Buissière, un bien étrange site attire l’attention des promeneurs . L’hétéroclisme des bâtiments interpelle, tout autant que leur état de vétusté. Il s’agit de la chartreuse du Mont-Sainte-Marie , dont les archives départementales conservent quelques pièces en sous-série 30 H.
Ce lieu fantomatique est unique à bien des égards. Tout d’abord, parce qu’il est le
seul témoignage de fondations cartusiennes mixtes en milieu rural
(le même village abrite la chartreuse d’hommes du Val-Saint-Esprit). Puis en raison de l’histoire de l’établissement. Racheté par la Compagnie des mines de Bruay à la fin du
XIXe
siècle, le monastère a connu d’importantes transformations, qui expliquent la
superposition d’éléments architecturaux très disparates
.
Le document proposé aujourd’hui met à l’honneur l’histoire peu commune de ce site d’exception.
L’héritage de Thierry d’Hireçon
En 1305, Thierry d’Hireçon, conseiller de la comtesse Mahaut d’Artois, achète la seigneurie de Gosnay. Sur ces terres, il
construit un château fort puis, en 1320, l’hôpital Saint-Jean-l’Évangéliste
qui accueille
les povres femmes gisans d’enfants et les povres débiles et impotens de Gosnay et des villages voisins
[
note 1
]
.
Aidé financièrement par Mahaut, Thierry entreprend également en 1320 la construction de la chartreuse pour hommes du Val-Saint-Esprit (dont le fonds est consultable en 29 H). Le 1er octobre 1324, l’évêque d’Arras Pierre de Chappes bénit le monastère.
À la mort de ce dernier en 1325, Thierry d’Hireçon lui succède à l’évêché. Malgré ses nouvelles fonctions, il n’oublie pas Gosnay et envisage d’y créer une nouvelle chartreuse, cette fois-ci destinée aux religieuses . Il décède le 20 novembre 1328, avant que ne soient terminés les plans de l’architecte Thomas Harouet (qui avait déjà dressé ceux de la chartreuse du Val-Saint-Esprit). Dans son dernier testament du 14 novembre 1328, il ne donne pas de directives claires en faveur de son projet inachevé, mais charge Mahaut, sa légataire testamentaire, de poursuivre son œuvre [ note 2 ] . C’est pourquoi, dès 1329, la chartreuse hérite de terres et de rentes prélevées sur les biens de Thierry [ note 3 ] .
Grandeur et décadence du Mont-Sainte-Marie
Cette fondation sera la dernière qu’entreprendra Mahaut avant de mourir à son tour en 1329. Cette année coïncide avec l’arrivée des premières moniales, mais les travaux ne sont pas totalement achevés. Ce sont donc les héritières de Mahaut, sa fille Jeanne de France, puis sa petite-fille Marguerite de Flandre qui mènent à bien l’exécution de l’œuvre et assurent l’existence du monastère.
Celui-ci accueille des moniales, qui se font appeler "dames" en raison de leur appartenance à l’aristocratie ou à la grande bourgeoisie. Elles cohabitent avec des converses (religieuses de rang inférieur, communément appelées "sœurs") et des servantes laïques. L’ordre cartusien est un ordre contemplatif qui prône la pauvreté, l’ascétisme et le détachement. Mais prière et méditation ne sont pas les seules activités du monastère qui est aussi un espace d’hospitalité, de soins et de charité.
Le nombre de moniales augmente rapidement. En 1350, six d’entre elles quittent Gosnay pour fonder à Bruges la chartreuse Sainte-Anne-au-Désert, second et dernier exemple de fondation d’ordre féminin côtoyant un monastère masculin, mais cette fois-ci en zone urbaine.
En 1430, on recense une trentaine de religieuses à Gosnay. L’apogée du monastère intervient aux XVIe et XVIIe siècles , marqués par une grande prospérité économique, synonyme de travaux d’embellissement et d’agrandissement de la chartreuse. Mais l’arrivée des Français en 1636 entraîne le déclin progressif de cet âge d’or. À l’instar d’autres ordres, les dames souffrent de la guerre et de ses conséquences. La crise de vocation du XVIIIe siècle et le prix élevé de la dot (environ 3 000 livres) achèvent peu à peu de réduire à une petite douzaine le nombre des postulantes.
En 1792, la Révolution chasse les religieuses . La dernière prieure, Albertine Briois, est guillotinée le 27 juin 1794 et la chartreuse est confisquée, puis vendue le 18 pluviôse an II (7 février 1794) à Jean-Baptiste Taffin, procureur-syndic du district.
La seconde vie de la chartreuse du Mont-Sainte-Marie
Celui-ci réalise d’importants travaux dans ce qu’il surnomme son "château des petits ébats". Après avoir rasé l’église gothique primitive, il aménage les lieux pour y établir une ferme.
Le 25 octobre 1899, la Compagnie des mines de Bruay achète le site aux héritiers de Taffin pour y installer la cité ouvrière n° 17, nommée "château des Dames". Certains bâtiments, dont les dépendances agricoles, sont transformés en corons typiques de l’industrie minière.
En 1912, contre le mur d’enceinte médiéval, on entreprend la construction d’une centrale électrique . Après-guerre, la firme allemande Koppers investit les lieux et crée un complexe industriel près de la centrale. L’ensemble prend la dénomination de Carbolux et produit de la coke et des sous-produits dérivés.
Lors de la Seconde Guerre mondiale, des cantonnements britanniques s’installent dans le complexe, cible aérienne de l’ennemi en raison de son rôle industriel stratégique.
Quel avenir pour la chartreuse du Mont-Sainte-Marie ?
Durant de nombreuses années, le site tombe dans l’oubli. En 1976, les Houillères du Pas-de-Calais envisagent de détruire la cité qui est sauvée in extremis grâce à la mobilisation populaire et à l’appui d’hommes politiques conscients de la valeur historique du lieu.
C’est pourquoi, un premier programme de fouilles archéologiques menées par l’université d’Artois investit les lieux entre 1997 à 2001. D’autres suivront et permettront d’attester que, malgré les règles strictes de pauvreté assignées à l’ordre cartusien, les dames semblaient avoir conservé un mode de vie davantage en lien avec le milieu dont elles étaient issues. Depuis 2005, Artois Comm s’est rendu acquéreur du site et soutient ce travail de mémoire.
Les archives de la chartreuse du Mont-Sainte-Marie
Le fonds conservé aux archives départementales contient plusieurs pièces témoignant de l’activité du monastère entre 1308 et 1737 : cartulaire, titres de propriétés, fondations et amortissements, etc. , ainsi que deux très beaux manuscrits, spécialement rédigés pour les religieuses de la chartreuse. On y trouve également une copie du testament de Thierry d’Hireçon.
Accéder à l'instrument de recherche 30 H - Chartreuse du Mont-Sainte-Marie
Le document choisi date du 26 mars 1329 Il s’agit d’une autorisation de Pierre Roger de Beaufort, évêque d’Arras et futur Clément VI , permettant la construction d’une église avec campanile , dans l’enclos des chartreuses du Mont-Sainte-Marie. Il avait déjà été présenté et retranscrit par l’historien et archéologue Auguste de Loisne lors de la réunion de la Commission des Monuments historiques du Pas-de-Calais le 4 octobre 1900 [ note 4 ] .
Paris, 26 mars 1329. Pierre, évêque d’Arras, autorise la construction d’une église avec campanile, dans l’enclos des chartreuses du Val-Sainte-Marie de Gosnay
Universis presentes litteras inspecturis, nos P[etrus], Dei et apostolice sedis gratia Attrebatensis episcopus, notum facimus quod, nos considerantes bone memorie dominum Therricum, quondam Attrebatensem episcopum, predecessorem nostrum, dum viveret, fundare incepisse ac edificare quandam ecclesiam cum nonnullis aliis edificiis prope dictam ecclesiam sitam prope villam de Gonnay, nostre dyocesis, ad opus sororum monialium Cartusiensium ordinis, ibidem ponendarum ad prebendum Deo gratum sub ejusdem ordinis regula famulatum. Quodquare, post ipsius predecessoris nostri decessum illustris et potens domina, domina Mathildis comitissa Attrebatensis et Burgundie palatina ac domina Salinensis, opus tam pium laudabile nititur adimplere votisque gerens cultum augmentare divinum, ecclesiam et monasterium ipsius competentibus, ut dicitur, dotavit annuis et perpetuis redditibus admortizatis ad sustentationem tam monalium quam fratrum et famularum dicte domus ac munire satagit ornamentis, libris, vasis et utensilibus in eisdem ecclesia et monasterio tam circa divinum officium quam necessitatem habitancium oportunis, sperans, Deo propicio, ibidem in proximo ponere hujusmodi moniales.
Eapropter, nos sinceris affectantes precordiis, in nostra dyocesi cultum augmentari divinum et eandem dominam in tam laudabili proposito confovere auctoritate ordinaria , ordinaria tenore presencium ipsi dicte comitisse ac dicto monasterio indulgemus ut moniales prefate ibidem perpetuis temporibus Domino serviture ecclesiam, altaria et oratoria in eadem ecclesia et infra dicti monasterii septa construere possint pariter et habere, in quibus missas et cetera divina officia cum nota vel sine nota, secundum sui ordinis instituta celebrent et faciant celebrari, campanile eciam habeant et campanam concedimus eciam tenore presencium facultatem cuilibet antistiti, graciam et communionem sedis apostolice obtinenti, ut ad dicte domine requestam cum voluerit dictam hac vice dedicet ecclesiam et altaria consecret dicti loci.
Eidem eciam concedimus comitisse quod in hospitali sito juxta monasterium fratrum Vallis Sancti Spiritus de Gonnayo [note 1] dicti ordinis Cartusiensis nostre dyocesis, campanam apponere possit unam tantum, nostro tamen et alieno in premissis et premissorum singulis jure salvo.
In cujus rei testimonium sigillum nostrum presentibus litteris duximus apponendum. Datum Parisius XXVIa die mensis marcii anno Domini millesimo trecentesimo vicesimo octavo.
[note 1] Fondé vers 1320 par Thierry d’Hireçon, réuni en 1574 à l’hôpital Saint-Jean de Béthune.
Archives départementales du Pas-de-Calais, 30 H 3.
Notes
[ note 1 ] Dictionnaire historique et archéologique du Pas-de-Calais . Arrondissement de Béthune 2 , Commission départementale des Monuments historiques, Arras, 1845-1879, p. 65. Archives départementales du Pas-de-Calais, BHB 6646/1.
[ note 2 ] B. Delmaire, "Le testament de Thierry d'Hireçon, évêque d'Arras (14 novembre 1328). Présentation, édition et traduction", Commission départementale des Monuments historiques, Dainville, 2009, pp. 59-78. Archives départementales du Pas-de-Calais, PC 1602/34.
[ note 3 ] P. Bougard, "La fortune et les comptes de Thierry de Hérisson (+ 1328)", Bibliothèque de l'École des Chartes , tome CXXIII , 1965, pp. 126-178. Archives départementales du Pas-de-Calais, BHB 1399/13.
[ note 4 ] Bulletin de la Commission des Monuments historiques du Pas-de-Calais , tome II , Arras, 1896, pp. 495-497. Archives départementales du Pas-de-Calais, PC 1602/3.