En juin 2019, les archives départementales du Pas-de-Calais ont eu l'opportunité d'acquérir un magnifique plan de coupe aquarellé de deux moulins (l’un à farine, l’autre à papier) sis à Wizernes, commune nichée dans la moyenne vallée de l'Aa, autrefois réputée pour son industrie papetière. Toutefois, contrairement aux documents publics, dont le contexte de réalisation est connu, de telles pièces exigent parfois une enquête plus approfondie pour comprendre les raisons de leur création.
Petit rappel historique sur les papeteries de l’Aa
Comme chacun le sait, le papier a été un vecteur indispensable à la propagation du savoir, l’augmentation de sa production étant concomitante au développement de l’imprimerie.
A priori, la vallée de l’Aa, comme l’ensemble de l’Artois, ne semble pas offrir les conditions naturelles favorables à l’implantation d’une industrie si dépendante des facteurs hydrographiques. En effet, l’Aa est un petit fleuve de faible débit et aux eaux très calcaires.
Pourtant, une industrie papetière y est née pour répondre au besoin local puis régional. La première mention la concernant, dans la région de Saint-Omer, remonte à la fin du XVe siècle. Il s’agit, dans un premier temps, d’une activité de complément à d’autres fabrications, au moment de la morte-saison au début de l’été. La spécialisation progressive de la production papetière ne s’est faite qu’à partir de la Révolution. Et jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle, deux modes d’exploitations totalement différents se côtoient sur l’Aa :
- l’un artisanal, composé d’un chapelet de moulins ;
- l’autre industriel, concentré en unités de plus en plus importantes.
À l’époque où la première partie de ce plan a été dessinée, la papeterie présentée ici occupe alors 97 employés, soit 32 hommes, 35 femmes et 30 enfants, pour une production annuelle de 135 tonnes de papier blanc.
La valse des propriétaires
Quelques recherches dans les archives notariales, cadastrales et de l’enregistrement ont permis de mettre à jour la succession des propriétaires.
Les deux moulins dessinés en coupe, en premier-plan, sont situés au niveau de l’actuelle rue du Chocquet à Wizernes, et bordent les deux rives de l’Aa.
Celui de gauche, situé sur la parcelle B 333, sert à la fabrication du papier et celui de droite, sur la parcelle B 332, a pour usage – plus traditionnel – de moudre le grain. Ces établissements ont été créés avant la Révolution, faisant ainsi partie des cinq moulins à eau de la paroisse, répertoriés en 1790.
Ils appartenaient à l’origine à des propriétaires différents. Le moulin à papier était détenu par Louis-Auguste Legrand jusqu’à sa vente, le 5 décembre 1791, à Jacques[-François-Cornil] Cauche, marchand de fer à Saint-Omer. Quant au moulin à farine, Louis Legrand, commissionnaire de roulage à Paris, l’acquiert le 14 septembre 1772, à la fois par héritage de son père Louis-François Legrand et en rachetant les parts des cohéritiers. Dominique[-François-Joseph] Vannechout, unit le destin des deux usines, en achetant le moulin à farine le 23 frimaire an XII (15 décembre 1803), puis le moulin à papier le 13 vendémiaire an XIII (5 octobre 1804).
Le 7 septembre 1822, ils sont vendus, pour la somme de 80 000 francs, à un négociant lillois, Alexandre[-Marie-Joseph] Griffon, qui semble les avoir gérés avec l’aide de ses fils Alexandre[-Louis] et Géry Griffon, tous deux célibataires. Un point d’eau supplémentaire leur est accordé par ordonnance royale du 21 décembre 1833, mais les remous produits par l’usine dérangent l’usine Dambricourt située en aval. Le père meurt en 1841 ; après une succession assez complexe, les fils achètent l’ensemble par adjudication, pour 135 000 francs, le 29 novembre 1842. Mais un incendie ravage les deux établissements, les 15 et 16 mai 1852. On ignore, malheureusement, les causes et l’étendue des dégâts. Les frères Griffon parviennent, toutefois, à vendre, par acte sous seing privé des 30 juin et 1er juillet 1855, les chutes d’eau, barrages, dépendances et ce qui reste des bâtiments, à Victor[-Aimé-Albert] Hudelist, fabriquant de papier à Hallines, pour la modique somme de 70 000 francs. Victor Hudelist ne conserve son bien qu’un an avant de s’en dessaisir, le 2 août 1856, au profit de la puissante famille Dambricourt qui les remet en service, en abandonnant la production de farine.
Pour l’anecdote, vers 1877, Honoré Carrière (dont nous conservons les archives, en 1 J 2185) y fut chef d’atelier mécanicien, avant de monter sa propre entreprise. Quelques années plus tard, en 1900, les Établissements Dambricourt à Wizernes seront l’une des plus grandes papeteries de France, employant environ 1 000 ouvriers et produisant plus de 40 000 kg de papier par jour.
Le mystère du plan
Le document donne quelques informations permettant de comprendre son origine. Il a été réalisé à l'échelle 1/50e. Il est signé "Ate Beaufort archit." et daté de Saint-Omer le 26 mars 1839. Et le cartouche situé en marge inférieure porte les indications suivantes, visiblement écrites à deux mains Moulins à papier & à farine de Mr Alex[an]dre Griffon, situés à Wizernes sur l'Aa, avec la nouvelle habitation. Incendiés le 15 mai 1852 aujourd'hui la propriété de Mr Victor Hudelist à usage de papeterie
. Le recto de ce plan, qui mesure 62 x 99,5 cm, ne comporte pas d’indication supplémentaire.
L'auteur de l'aquarelle est, sans aucun doute, Auguste Beaufort, également artisan du plan de l'abbatiale Saint-Bertin à Saint-Omer, exécuté dans les années 1843-1844. Cette autre belle réalisation a l’avantage de nous rappeler qu'Auguste Beaufort est un architecte audomarois, membre de la Société des antiquaires de la Morinie et de la Société d'agriculture, sciences et arts de Douai.
Toutefois de nombreuses questions restent en suspens. Auguste Beaufort a-t-il, lui-même, dirigé des travaux d’aménagement de ces deux moulins ? Et a-t-il conçu d’autres plans aussi esthétiques ? Sinon, pour quelle raison Alexandre Griffon a-t-il fait établir un tel document ? Celui-ci a-t-il servi pour une exposition particulière ou n’était-il prévu que comme décoration pour son bureau ou son domicile ? Une chance, c'est que ce document n'ait pas brûlé dans l'incendie de la mi-juin 1852. Quoiqu'il en soit, cette œuvre a dû passer entre les mains des héritiers d’Alexandre Griffon à sa mort en 1841, qui l'ont eux-mêmes remis à Victor Hudelist, acquéreur des ruines de l’établissement en 1855.
Ce qui est plus étonnant, c'est que le nouveau propriétaire, qui n’a, rappelons-le, conservé cet établissement qu’un an, s'est permis de faire apporter des modifications à l'aquarelle. En effet, l’édifice situé en arrière-plan a visiblement été ajouté a posteriori. Il s'intègre parfaitement au dessin, mais les traits, toujours tracés à l’encre de Chine, sont plus fins. Est-ce parce qu’une main différente a effectué cet ajout ? Ou les teintes plus claires sont-elles dues à un souci de perspective, pour en signifier l'éloignement ?
Encore plus étrange, c'est que ce bâtiment au fronton néo-classique ne s'est jamais trouvé à proximité de ces moulins wizernois ! Il semble, en fait, s’agir du château de la famille Hudelist, qui se trouvait à quelques kilomètres de là, dans la commune voisine d’Hallines.
On peut, enfin, se demander, où ce beau document a pu être conservé, durant 150 ans, avant de réapparaître, à plusieurs reprises, chez des libraires parisiens, à partir des années 2000 ?
Un document didactique
La représentation en coupe permet de scruter le fonctionnement d’un moulin à papier et, en miroir, d’un moulin à farine ; ce qui fait de ce document un excellent support pédagogique.
Le bâtiment de gauche témoigne ainsi de la fabrication traditionnelle du papier, fait à partir de fibres textiles (lin, chanvre, coton, etc.). Situés sous le toit du moulin, les étendoirs attirer en premier le regard. Il s’agit de vastes pièces, aux nombreuses fenêtres, où les feuilles sont suspendues à des fils pour les faire sécher. Dans le même secteur, on peut deviner les cadres rectangulaires en bois, où le papier est formé. Juste en dessous, au rez-de-chaussée, se trouve le pourrissoir : les chiffons y sont tout d’abord lavés avec de l’eau et de la cendre (ou de la soude), puis sont placés dans une cuve de pourrissage, où, imbibés d’eau, ils fermentent durant plusieurs semaines. Dans la pièce voisine, on empile sous la presse les feuilles de papier et de feutre, formant une "porse" d’environ 200 feuilles. À gauche de la presse se trouve le chevalet pour le levage. Cette opération délicate est effectuée par deux ouvriers qui sortent la porse de la presse et la déposent sur le chevalet pour y décoller la feuille du feutre auquel elle adhère encore. Dans la grande salle à droite, à proximité directe de la roue à aube, se trouve la salle des piles à maillets : la chiffe y est triturée et écrasée par des maillets actionnés par la force de la roue, dans des cuves appelées "piles" où coule en permanence un filet d’eau afin de séparer la fibre de cellulose des autres composants.
Au centre, à l’extérieur des moulins, baignant dans l’Aa, se trouvent les roues à aubes, solidement construites en bois. La roue d’un moulin à papier tourne lentement, entre 10 et 16 tours par minutes. Entre les deux roues, le barrage permet une retenue de 2,64 mètres ; la roue du moulin à papier est noyée de 10 à 20 centimètres et la roue du moulin à farine de 40 à 50 centimètres.
Cette dernière entraîne directement les engrenages situés à proximité ; le moulin à farine paraît plus moderne. La pièce située au premier étage contient les meules surmontées de trémies, où les graines sont broyées. Au second, on distingue une balance utilisée pour le pesage des sacs de farine. On peut également observer le mécanisme du monte-sac qui assure l’élévation des sacs sans effort, grâce à la force motrice de la roue. Enfin, dans les pièces de droite, il semble y avoir les blutoirs qui servent à séparer le son de la farine. Le blutoir contient un cylindre horizontal, légèrement incliné, constitué de lattes de bois parallèles entourées d’un tamis de soie.
Outre son intérêt esthétique évident, ce document apporte un rare témoignage de l’activité papetière dans la moyenne vallée de l’Aa, durant la première moitié du XIXe siècle. Mais malgré une enquête approfondie menée dans les arcanes des archives, ce plan portera peut-être toujours son lot d’énigmes.