À Louviers, le 11 juillet 2021, les archives départementales du Pas-de-Calais ont fait l’acquisition, lors d’une vente aux enchères, d’une précieuse charte rédigée par un seigneur anglo-normand. L’histoire de cet acte, provenant des archives de l’abbaye de Saint-Bertin de Saint-Omer, n’est pourtant pas commune !
Une charte à l’honneur
Le document se présente sous la forme d’un parchemin de petite taille (14 x 20 cm) qui comporte un texte composé de quatorze lignes. Il est écrit dans un latin médiéval parsemé de nombreuses abréviations. Ce texte nous informe qu’un seigneur du Kent nommé Haymon, fils d’Herefred, sa femme Mathilde et ses fils et filles, accordent en concession à l’abbé Godescalc et à la très puissante abbaye de Saint-Bertin à Saint-Omer, l’église de Throwley, sise dans le Kent, en aumône perpétuelle.
En voici un extrait :
Hamundus, filius Herefredi, cum uxore mea Matilde, filiisque meis et filiabus, pariterque petitione karissimi nostri Marsilii monachi, concessi et dedi abbati G[oddescalco] et monachis ecclesie Sancti Bertini, pro salute anime mee, et uxoris mee Mabilie et parentum meorum, ecclesiam de Thrulege in elemosinam libere et quiete in perpetue possidendam.
S’en suit la liste des témoins : Clarembaldus, abbé de Faversham ; Normannus, son moine ; Nicholaus, doyen ; Osbertus, magister ; Hamo, prêtre de Thowley ; Aedmundus, prêtre de Chilham ; Willelmus fils d’Alexander ; Thomas, clerc ; Karolus, clerc ; Willelmus, clerc de Chilham ; Hugo, shérif du Kent ; Bartholomeus de Badelesmere ; Petrus, son frère ; Clemens de Serinlinge ; Osbertus de Hucham ; Gilebertus, chambellan du shérif ; Daniel de Sillingehullis ; et autres.
Le document ne porte aucune date et l’histoire n’a pas retenu le nom de la plupart des protagonistes. Certaines informations permettent, néanmoins, de le resituer. Ainsi, Godescalc a été l’abbé de Saint-Bertin entre 1163 et 1176. Et dans un bulletin du Kent Archeological Society, il est indiqué que l’un des témoins, Hugues de Douvres, a été shérif du Kent entre la huitième et la onzième année du règne d’Henri II Plantagenet. Ce qui a permis de dater approximativement la charte de l’année 1167. L’envers du document n’apporte, malheureusement, pas d’informations complémentaires permettant de le contextualiser. On y lit juste l'inscription : Karta Haymonis de Truleia. Primum donum ("Charte d’Haymon de Throwley. Premier don").
Appendu par une double queue de parchemin, un sceau équestre en cire impressionne par sa taille (8 x 6 cm) et par son très bon état de conservation. Il représente Haymon sur son cheval. Il porte un haubert et il est coiffé d'un heaume conique. Il brandit une épée à lame large à gouttière et un bouclier dont on ne voit que la face interne. Le sceau porte la devise Sigillum Hamundi filii Herefridi.
La puissante abbaye de Saint-Bertin
L'abbaye bénédictine de Saint-Bertin a été fondée au VIIe siècle par l'évêque de Thérouanne, sous le nom d'abbaye de Sithiu. Elle a eu la chance de disposer d’un grand nombre de domaines, donnés par les comtes de Flandre ou d’autres seigneurs. Elle achète aussi parfois des propriétés, ce qui lui permet de jouir d’un patrimoine conséquent dans l’Audomarois, mais également dans la région de Thérouanne, du Ponthieu ou dans les vallées de la Canche et de l’Authie. Devenue l’une des abbayes les plus puissantes de la région – avec l’abbaye Saint-Vaast d’Arras – elle possède des droits jusque dans des contrées lointaines telles que la région de Cologne. Et pour ce qui nous intéresse, en 1153, une bulle du pape Anastase IV confirme à l’abbaye la possession des églises de Chilham et de Throwley, données par Guillaume d’Ypres, le gouverneur du Kent.
La Révolution sonne le glas de ces riches institutions religieuses. Le décret du 2 novembre 1789 de l’Assemblée constituante met les biens de l’Église à la disposition de la Nation. Puis le décret du 13 février 1790 interdit les vœux monastiques et supprime les ordres religieux réguliers. Expulsés en août 1791, les moines de l’abbaye de Saint-Bertin trouvent provisoirement refuge dans les abbayes d’Arrouaise et de Saint-Josse. Il semble que quelques bénédictins aient emmené puis caché leurs archives les plus précieuses pour les soustraire à la vindicte révolutionnaire. La plupart des archives de Saint-Omer furent, alors, livrés à l’arsenal de Calais pour la fabrication des gargousses. Pourtant, au XIXe siècle, petit à petit on voit reparaître certaines chartes provenant de différentes abbayes. Et malheureusement, dans bien des cas, ce sont précisément les documents que l’on a essayé de sauver qui ont disparu, tandis que ceux restés sur place (utiles à la l’administration des Domaines), ont été confiés aux Archives départementales, suivant la législation révolutionnaire.
C’est de cette manière que le fonds de Saint-Bertin, composé de 408 articles, fut déposé au palais Saint-Vaast, à Arras. L’Inventaire analytique des registres de l’abbaye de Saint-Bertin à Saint-Omer, publié par Félix Le Sergeant de Monnecove (1827-1902) dans le bulletin de la Société des antiquaires de la Morinie, témoigne de la richesse de ce fonds. L’incendie du palais Saint-Vaast, la nuit du 5 au 6 juillet 1915, a par malheur réduit considérablement l’ensemble des fonds anciens. L’épave du fonds de l’abbaye de Saint-Bertin est dorénavant conservé en sous série 9 H. Tandis qu’une partie de la bibliothèque de Saint-Bertin se trouve aujourd’hui à la bibliothèque de la Communauté d’agglomération du pays de Saint-Omer.
La collection de Sir Thomas Phillipps
Un célèbre bibliophile britannique, Sir Thomas Phillipps (1792-1872), a eu l’opportunité de recueillir, à Calais, au début des années 1830, deux chartes et une bulle relatives aux possessions de l’abbaye de Saint-Bertin dans le comté de Kent. Et c’est grâce à lui que nous en connaissons une partie de l’histoire, qu’il qualifie lui-même de romantique. La présente charte aurait été enterrée avec plusieurs autres par les moines réfugiés à Saint-Josse. Puis, la précieuse boîte aurait été retrouvée par un homme qui creusait les fondations de sa maison dans le domaine de l’ancienne abbaye. Et le baronnet anglais aurait acheté ces chartes, à Calais, des mains mêmes du fils de l’inventeur. Mais il paraît toutefois plus vraisemblable qu’elle ait été, simplement, vendu par un descendant des employés de l’arsenal de Calais. Sir Thomas Phillipps va longtemps conserver des liens étroits avec la France, comme en témoigne sa nomination comme membre honoraire de la Société des antiquaires de la Morinie, le 6 juillet 1836.
Les objets de sa collecte ont, tout d'abord, été conservés dans la tour de Broadway, à Middle Hill, dans le Worcester, puis pour une raison de place, dans la résidence de Thirlestaine House, à Cheltenham, dans le Gloucester. Phillipps est, à l'époque, réputé pour détenir la plus riche collection de manuscrits qu'un particulier ait jamais formée ! Il fait alors installer une presse à proximité de sa bibliothèque pour en faire imprimer le catalogue, de 1837 à 1871, au fur et à mesure de ses acquisitions. Ce catalogue, inachevé, ne contient pas moins de 23 837 articles. Un inventaire du reste de ses manuscrits a été continué et achevé après sa mort, survenue le 6 février 1872. Grâce à la cotation continue mise en place par Phillipps, on peut estimer sa collection à environ 40 000 manuscrits. Le document actuel portait d’ailleurs la cote MS 33 756.
Quatorze ans après le décès de Sir Thomas Phillipps, son énorme collection finit par se disloquer. Rien qu'entre 1886 et 1903, douze ventes aux enchères d'envergure sont successivement organisées à Londres. Certaines pièces, intéressant l'histoire de France, ont pu ainsi réintégrer les collections publiques françaises, et ce jusqu’à aujourd’hui.