Jean-Charles Cazin et Equihen
Dans le dernier quart du XIXe siècle, un certain nombre d’artistes ont été inspirés par les paysages de la Côte d’Opale. Ils sont notamment séduits par la lumière particulière, à laquelle on doit le nom « d’Opale », et l’aspect sauvage propre au lieu. Les « peintres de la Côte d’Opale », qu’ils soient Parisiens, Anglais ou originaires de la côte ont connu un grand succès aussi bien en France qu’à l’étranger. Parmi ces peintres paysagistes, nous pouvons citer Jean-Charles Cazin.
Il naît à Samer en 1841 et sa famille déménage à Boulogne alors qu’il a cinq ans. Il fait une partie de ses études avec deux autres figures locales : les frères Coquelin. Un portrait du frère cadet, Alexandre, est d’ailleurs dans la bibliothèque du château. Son père est médecin et la tradition aurait voulu qu’il embrasse une carrière semblable. C’est son frère Henri qui s’y engagera et il participera avec le Docteur Perrochaud au développement des hôpitaux de Berck. Jean-Charles, lui, développe très jeune un fort goût pour les arts. Aussi, après avoir obtenu son baccalauréat, il part faire son apprentissage à Paris au début des années 1860. A l’Ecole gratuite de dessin, il a pour maître Horace Lecocq de Boisbaudran et pour camarades d’illustres artistes à en devenir tels qu’Auguste Rodin, Alphonse Legros ou encore Henri Fantin-Latour.
Lecocq de Boisbaudran développe une pédagogie singulière et novatrice appelée « l’éducation de la mémoire pittoresque ». Derrière cette complexe formulation se cache simplement le principe de la mémoire. Il s’agit de regarder, d’étudier puis de dessiner de tête. Aussi, le maître multiplie les séances de travail en plein air où les modèles ne posent pas mais s’animent. Les étudiants ne peuvent pas recopier trait pour trait la scène sous leurs yeux mais doivent l’observer rapidement pour la retranscrire ultérieurement, soit dans une forme de réalité, soit dans une impression idéalisée. Par ce procédé, Lecocq de Boisbaudran entend libérer ses élèves d’une observation stricte et donc exalter leur individualité d’artiste. Il prône également l’étude de l’antique et du modèle vivant. Nous allons voir que cet enseignement marquera foncièrement l’art de Cazin.
Pour la première fois, en 1863, il expose au Salon des refusés – c’est-à-dire pour des œuvres moins académiques – Souvenir des dunes à Wissant . Il pouvait prendre la succession de Lecocq de Boisbaudran mais la vie le conduit à Tours où il prend la direction du musée des Beaux-Arts et de l’école de dessin en 1868.
En 1871, il part pour Londres où il développe des talents de céramiste. Après ces quatre années londoniennes, il est de retour en France et il commence véritablement sa carrière de peintre. Il expose au Salon de 1876, l’officiel cette fois, Le Chantier , une toile représentant un chantier naval à Boulogne. Couronné de succès, il se fixe sur Paris.
Dans la première partie de sa carrière, les sujets inspirés par la Bible ou la mythologie modèlent son œuvre. Néanmoins, les décors et les costumes les écartent de l’exactitude historique. En effet, acquis à la pédagogie de son maître, il fait poser ses proches dans les dunes et les collines du littoral. Loin de tout exotisme propre à ces sujets mythologiques, cela leur confère un côté bien réel et incomparablement humain. C’est dans ce procédé que l’on retrouve les traces de son maître et de son apprentissage.
A partir de 1884, il voyage beaucoup dans les Flandres, les Pays-Bas et l’Italie, avant de revenir en France. Après quatre ans de voyage, il réapparaît avec une nouvelle inspiration dénuée de référence historique où seuls comptent les paysages. Il se consacre à la retranscription de ce qu’il observe à Equihen, ou dans les proches environs, où il s’installe dans le « château Cazin ». Il y fait bâtir un atelier et un four pour cuire la poterie.
De son vivant, Cazin jouit d’une grande renommée, qui le conduit à exposer aux Etats-Unis par exemple. Comme tout artiste auréolé de succès, il est invité à exposer au Salon mais il essuie aussi des critiques. C’est pour cette raison qu’il se serait installé à Equihen, dans le but de s’isoler du bruit et des appréciations, retrouver ses racines et assister au dialogue entre l’homme et l’espace. A la fin de sa vie, pour des raisons de santé, il partage son temps entre le nord et le sud, au Lavandou, où il décède en 1901.
Cazin a réalisé quantité de dessins, tous dispersés à l’exception de quelques ensembles conservés dans de grands musées comme le Louvre ou le musée des Beaux-Arts de Lille. L’un d’entre eux est conservé au château d’Hardelot.
Il s’agit d’une petite esquisse « sur le motif » qui représente bien l’art qu’est celui de Cazin.
Nous pouvons observer un paysage de dunes dans lequel une femme est assise. Le dessin est réalisé au crayon, fusain et craie blanche sur un papier gris, qu’affectionnait beaucoup Cazin, tout comme Lecocq de Boisbaudran. Nous remarquons ses talents de dessinateur : quelques traits suffisent à esquisser le relief de la dune.
La topographie d’Equihen se devine et nous pouvons aisément supposer que le croquis a été précisément réalisé à la sortie du village, le long de la route ondulante entre la mer et la colline en direction de Saint-Etienne au Mont et Ecault. C’est là que l’on trouve les maisons de pierre avec les fenêtres de toit en lucarne typiques du boulonnais, alors que dans Equihen-même on rencontre un habitat atypique composé de barques inversés. Nous retrouvons ces mêmes maisons, plus détaillées, dans L’orage , conservée au musée d’Orsay ou dans Maisons au bord de la mer près d’Equihen , conservée à la Corcoran Gallery of Art à Washington.
L’Equihennoise est habillée comme toutes les matelotes. Elle est coiffée d’un petit bonnet appelé calipette et elle a revêtu un cotron, la typique jupe faite d’un épais tissu rayé et portée tous les jours, surplombé d’un tablier noir.
Est-ce qu’elle pose pour le peintre ou se repose ? Nous serions tentés de répondre qu’elle pose pour l’artiste, tant il est rare de voir le monde du travail au repos dans l’iconographie sous la Troisième République (1870-1940). Toutefois, nous pouvons supputer que Cazin a bien saisi ces traits dans un bref moment de repos, après son ascension de la dune par exemple. En effet, il ne s’agit pas d’un croquis précis mais d’une esquisse qui fixe une impression, un calme assez rare sur un littoral d’ordinaire animé par l’activité vitale des pêcheurs. Le dessin ne détaille rien : aucune particularité ne distingue ces maisons identiques des unes des autres, la femme est sans visage et son genre ne se devine que par sa tenue et une poitrine menue.
L’étude diachronique de l’œuvre de Cazin nous permet d’estimer la date ce dessin entre 1886 – date où il s’installe à Equihen et propose une peinture moins historique – et 1890, où la figure humaine disparaît totalement de ses toiles.
Ce genre de croquis où règne une harmonie subtile entre la copie fidèle et la simplicité dépouillée servira son œuvre.
L’étude de ce dessin témoigne de ses qualités subtiles qui ont forcé l’admiration de ses contemporains. En peu de traits, il sait traduire la topographie particulière de la côte mais aussi toute la modestie, le mutisme et cette forme de mélancolie qui l’incarne, autrement dit toute la sensibilité septentrionale. Cette atmosphère tout en nuances et qui lui est propre naît de l’équilibre entre l’observation précise et la réduction à l’essentiel. Malgré ses voyages et ses talents multiples, le nom de Cazin reste profondément identifié à la peinture et à son littoral natal certainement car il en est le meilleur chantre.