Eugène Isabey, un peintre habité par les forces de la mer
Le jeune Eugène se rêve marin mais, suivant le souhait de son père, il devient peintre comme lui. Il est un peintre bien différent cependant. En effet, Jean-Baptiste Isabey est un miniaturiste, salué pour sa minutie et sa délicatesse. Son fils, en revanche, devient le représentant des forces de la nature déchainée, du romantisme éclatant et d’un coup de pinceau vif et généreux.
Toute sa vie, Eugène fréquente la crème des artistes français et s’en inspire : Vernet, Hugo, Baudelaire ou encore Géricault. Il est également fasciné par Delacroix. Cela explique son penchant pour le romantisme [1] et ses tempêtes. C’est aussi un fervent admirateur des arts britanniques de son temps. Ainsi, les travaux de Bonington, qu’il rencontre lors d’un séjour en Angleterre, et de Turner ne lui sont pas étrangers et influencent profondément son œuvre.
Cette œuvre est vite reconnue dans les sphères publiques. Il fait partie de la campagne d’Alger en tant que peintre officiel, débute au Salon en 1824, est nommé Peintre Officiel de la Marine en 1830 et reçoit le titre de chevalier puis d’officier de la Légion d’Honneur en 1832 et en 1852.
Le témoignage d’une évolution technique et touristique
La Vue du port de Boulogne, prise de la mer est commandée à Eugène Isabey en 1843 par le ministère de l'Intérieur. L'œuvre, exposée au Salon la même année (n° 632), est actuellement conservée au musée des Augustins de Toulouse. La toile exposée au château d’Hardelot a été réalisée d’après Eugène Isabey par une école française au cours du XIXe siècle. Si la qualité picturale est moins impressionnante que sur l’œuvre originale, la valeur documentaire, quant à elle, est tout aussi importante.
En effet, la peinture montre l’arrivée d’un bateau à voiles et à vapeur dans le port de Boulogne-sur-Mer. Cette scène renvoie à la révolution maritime et technique qui a alors lieu. Elle permet aussi de mieux comprendre la place importante qu’avait Boulogne-sur-Mer dans la vie maritime et balnéaire de l’époque.
C’est en 1819 que, pour la première fois, un bateau muni de voiles et d’une machine à vapeur, traverse l’Atlantique. A partir de cette date, progressivement mais sûrement, la vapeur va révolutionner les voyages maritimes : le navire subit moins les caprices du vent, il est ainsi possible de prévoir plus précisément les dates et les durées d’un voyage. En 1822, un premier bateau à voiles et à vapeur traverse la Manche. A partir de 1830, le trafic transmanche se met en place. En 1843, la ligne maritime entre Folkestone et Boulogne-sur-Mer est inaugurée. C’est dans ce contexte qu’intervient la commande du ministère de l’Intérieur à Eugène Isabey. Boulogne-sur-Mer devient alors le principal port de trafic de voyageurs de la région et gardera cette place jusque dans les années 1990. Les Anglais utilisent largement ces liaisons maritimes pour profiter des attractions balnéaires qu’offrent alors la ville. Parmi eux, nous pouvons citer Charles Dickens mais aussi Sir John Hare, propriétaire du château d’Hardelot de 1848 à 1865.
Une peinture soulevée par la houle et le vent
L’œuvre d’Eugène Isabey est marquée par le romantisme d’un côté, et par le pré-impressionnisme de l’autre. Le mélange des deux aboutit, dans son travail, à la représentation des éléments déchainés, certes, mais toujours plein de couleurs et de lumière. Il représente de manière magistrale la luminosité de l’atmosphère comme sur le tableau présenté au château d’Hardelot.
Au premier plan, la mer est houleuse. Les vagues, représentées de manière tranchante, donnent une impression d’instabilité. Un petit bateau de pêche rentre au port, chargé de marchandises. Quatre pêcheurs le manœuvrent. Ils sont accompagnés par deux femmes en proue. Leur regard, et le nôtre de fait, est dirigé vers le second plan et le bateau à voile et à vapeur qui arrive lui aussi à bon port. Ce premier transmanche est représenté légèrement penché vers la gauche pour accentuer l’effet de tangage, typique de l’élément marin.
Ce n’est sans doute pas un hasard si les pêcheurs décident de rentrer au port en même temps que lui. Ils veulent l’accompagner dans son arrivée. D’ailleurs, autour du ferry, trois autres petits bateaux de pêche suivent eux aussi le grand navire. Sur la terre ferme, il est tout aussi attendu : une foule d’individus s’est rassemblée sur les deux jetées et acclame l’arrivée du bateau par de grands signes.
Au troisième plan, c’est l’art d’Isabey que l’on distingue le mieux. Si l’on y reconnait la silhouette et les reliefs pentus de la capitale de la Côte d’Opale, on apprécie surtout ce ciel ombrageux où notre œil est guidé par le nuage de fumée qui s’échappe de la cheminée du bateau. Ombrageux mais changeant : les gros nuages gris chargés de pluie laissent place par endroits à un ciel plus bleu, lumineux et léger. Cette diversité donne une impression de mouvement, comme si le vent soufflait. Cela fait écho également aux mouvements des vagues au premier plan.
[1] Mouvement intellectuel, littéraire, artistique qui visait à renouveler les formes de pensée et d'expression en rejetant les règles classiques et le rationalisme, en prônant la nature, le culte du moi, la sensibilité, l'imagination, le rêve, la mélancolie, la spiritualité, en réhabilitant le goût contemporain, la couleur locale, la vérité historique.