En décembre 2021, un lecteur a donné aux archives départementales du Pas-de-Calais un petit dossier contenant des documents peu communs. On y trouvait, en effet, des lettres et des informations médicales concernant une pensionnaire de l'asile de Saint-Venant , à l'orée du XXe siècle. Piqués par la curiosité, une enquête nous parut vite nécessaire pour comprendre et contextualiser ces archives.
Une correspondance à l'honneur
Composé d'une quarantaine de pièces, le dossier en question apporte un
éclairage original sur la maison de santé de Saint-Venant
. Vingt-quatre lettres, datées du 18 juillet 1908 au 12 août 1918, contiennent ainsi les états d'âme d'une dénommée Marina Cornut-Billiet, pensionnaire dans cet établissement. Ses lettres sont souvent confuses. Tantôt elle tutoie, tantôt elle vouvoie son mari. Elle indique dans l’une d’elles :
l’instruction me manque, l’intelligence se brouille
.
Et parmi elles, citons-en une, non datée, qui est certainement la plus poignante et la plus instructive :
Cher mari,
N'ayant plus de nouvelles de toi, je me demande pour qu’elle motif tu ais venu me prendre dans ma maison par mariage, ayant eu une petite famille, aujourd'hui me tenir renfermé dans un couvent éloigné de mes parents sans m'attendre à quitter mon village car avec mon caractère et mon tempérament je ne l'aurai jamais quitté. Lors de ta dernière visite tu m'a dit que tu m'aurais revenu chercher, je t'ai dit que je répondai de ma personne. Je n'ai jamais eu aucune mauvaise idées de me faire mal ni à moi, ni aux autres. Je suis bien malheureuse dans un couvent. Je n'ai jamais eu la moindre pensée volontaire de ma part de mi renfermer. J'espère que notre fils à été satisfait de son petit voyage et que vous êtes tous les deux en bonne santé.
Je vous embrasse tous les deux, épouse et mère.
M. Cornut Billiet
Dix-sept lettres, contenant factures et comptes rendus trimestriels des médecins, complètent le portrait de la patiente. Durant cette dizaine d'années, elle y est constamment décrite comme triste et déprimée , manifestant des idées de suicide. Surexcitée et puérile, elle crie et gémit, pleure et parle seule.
Bien que peu encline à communiquer avec les médecins, on apprend qu’
elle reproche à son mari d'avoir pris son bien. Elle croit que son fils est employé à l'asile et elle l'entend parler
(
1er
juillet 1910). Malgré son état, elle s'occupe aux travaux de couture et au ménage.
Enfin, les factures apportent un point de vue étonnant sur la consommation des malades. Marina Billiet s’adonnait, par exemple, souvent au tricot, car de la laine était régulièrement achetée. Elle consommait, par ailleurs, entre 6 et 8 litres de vin par trimestre.
Une enquête dans les archives
Quelques recherches dans les archives permettent, dans la mesure du possible, de retracer la vie de cette pauvre femme. Les recensements de population, l'état civil, l'enregistrement, le recrutement militaire, le cadastre, les fonds notariaux ou les archives de l'hôpital de Saint-Venant apportent, en effet, quelques informations intéressantes.
Marina (Émélie Élisabeth Joseph) Billiet est née le 21 août 1855 à Floringhem. Le 28 novembre 1881, elle perd son père, un cultivateur de la commune, Prosper Joseph Billiet, puis sa mère, Dauphine Sophie Joseph Delmail, juste trois ans après, le 27 novembre 1884. Elle ne se marie qu'à l'âge de 33 ans, le 19 février 1889, à Émile Cornut. Natif de Frameries, en Belgique, cet ingénieur civil à Pernes est de cinq ans son cadet. Particulièrement aisé, le couple possède de nombreux biens fonciers à Floringhem et dans les villages circonvoisins. Le 17 septembre 1895, ils font l'acquisition d'une maison de maître, sise au centre de la commune, dite le "château de Floringhem" (parcelle cadastrale A 784).
Marina et Émile ont deux enfants, qui – comble de l'originalité – portent le même prénom que leurs parents : Marina (Octavie Sophie) née le 14 juin 1890 et Émile (Emmanuel Pacifique) né le 15 janvier 1893.
L'événement déclencheur de la "folie" de Marina est , sans aucun doute, le décès prématuré de sa fille, le 27 octobre 1907 . Les circonstances de sa mort, à l'âge de 17 ans, restent inconnues. Quoiqu'il en soit, l'état des mouvements de l'établissement indique qu'elle y est admise une première fois le 28 février 1908. Elle sort le 16 juillet, pour y être réadmise dès le lendemain. Parfois, il est à croire que le sort s'acharne... Lors de la Première Guerre mondiale, son fils, Émile Cornut, alors clerc de notaire, est incorporé, comme soldat de 2ième classe, le 17 décembre 1914 au 120ième régiment d'infanterie. Il meurt au champ d'honneur le 7 août 1915, à la suite de blessures de guerre reçues non loin de la tranchée de Calonne, dans la Meuse.
À cette occasion, l'un des médecins note :
La mort de son fils l'avait impressionnée et avait amené chez elle de la dépression
.
La guerre – encore elle – contraint l'asile à la transférer, le 25 avril 1918, à l'hôpital du Bon Sauveur à Bégard (Côtes-d'Armor). De là, elle écrit le 12 août :
Je suis bien ici, mais vous le savez mon seul désir est de revoir mon cher petit village, je sais que maintenant ce n'est pas possible, mais après la guerre je compte sur vous mon cher mari pour me donner cette consolation
.
Son vœu ne sera pas exaucé, car elle s'éteint le 19 septembre 1920 à Saint-Venant.
De l'importance de la microhistoire
Outre la collecte d'archives publiques, les archives départementales ont aussi pour mission de conserver des archives produites par des personnes privées, dès lors qu’elles intéressent l’histoire du département. Elles permettent ainsi de sauvegarder et de mettre en lumière la vie de gens ordinaires, parfois confrontés à des événements sortant de l'ordinaire .
Ici, l'hôpital psychiatrique départemental est abordé par un autre prisme que celui qui nous est donné par l'étude du fonds purement administratif conservé en série X . Marina Billiet-Cornut n'est désormais plus qu'un simple nom parmi les 931 patients (dont 190 au compte des familles) qu’accueillait l'asile en juillet 1908.
La microhistoire considère, en fait, que chaque existence constitue un témoignage précieux de la vie quotidienne ainsi que des grands événements de l’Histoire. Ainsi, en suivant le fil du destin particulier d’un individu, il est possible d'éclairer les caractéristiques du monde qui l’entoure.
Malgré toutes les sources dont nous disposons, de nombreuses questions restent en suspens. Comment est morte sa fille? Qu'est-ce qui a poussé Émile Cornut à faire interner son épouse? L'a-t-il fait abusivement pour profiter de ses biens, comme le sous-entend parfois Marina ? Le fait que ce dossier nous soit parvenu, et dans un très bon état, signifie sans doute qu'il revêtait une importance particulière aux yeux de son mari.
En guise de conclusion, comment ne pas citer cette sentence extraite des
Lettres persanes
de Montesquieu ?
Les Français (...) enferment quelques fous dans une maison pour persuader que ceux qui sont dehors ne le sont pas
.